La question est sur la table dans le contexte de l’opération militaire russe en Ukraine : faut-il bloquer l’accès des Russes aux logiciels libres ? Des appels au sevrage des Russes de contenus libres et open source se multiplient avec des positionnements de plateformes comme GitHub qui trouvent leur argumentaire dans des possibilités offertes par les licences. Néanmoins, certains développeurs sont d’avis que de telles postures sont de nature à mettre à mal l’esprit open source qui prône la liberté d’accès à l’information.
« La vision de GitHub est d'être le foyer de tous les développeurs, quel que soit leur lieu de résidence. Nous prenons au sérieux nos obligations relatives aux mandats gouvernementaux, ce qui inclut le respect de nouveaux contrôles stricts des exportations visant à restreindre sévèrement l'accès de la Russie aux technologies et autres articles nécessaires au maintien de ses capacités militaires agressives.
Nous prenons également au sérieux notre responsabilité d'examiner les mandats gouvernementaux de manière approfondie afin de nous assurer que les utilisateurs et les clients ne sont pas affectés au-delà de la portée des mandats. Cela inclut la protection de la collaboration ouverte et de la libre circulation de l'information dans notre communauté interconnectée pour soutenir les communications, le travail humanitaire et l'organisation du changement. Vous pouvez en savoir plus sur nos politiques sur GitHub Docs », précise GitHub.
C’est un positionnement qui peut trouver un justificatif dans une sortie de Bradley Kuhn du Software Freedom Conservancy : « Toutes les licences de logiciels libres existantes permettent une distribution capricieuse ; la liberté logicielle garantit le droit de refuser de distribuer de nouvelles versions du logiciel. »
Certains développeurs sont néanmoins d’avis que de telles postures mettent à mal l’esprit open source qui prône la liberté d’accès à l’information sans discrimination : « Oui, il est mal d’envisager de limiter l’accès à la radio "publique". Si vous souhaitez rendre les médias "publics", alors gardez-les publics. Soutenez la liberté d'accès à l'information. Si vous souhaitez faire une radio privée, c'est bien, car cela signifie par défaut qu'elle est confidentielle, privée. Pas pour tout le monde. »
C’est en lien avec cet état de choses qu’un responsable de Huawei a déclaré : « Si la Chine ne dispose pas de sa propre communauté open source pour maintenir et gérer les projets, notre industrie nationale du logiciel sera très vulnérable à des facteurs incontrôlables. » L’intervention de Wang Chenglu pointait du doigt les sanctions à répétition des autorités américaines. Sur le seul cas GitHub, on peut remonter à l’année 2019 pour entamer une illustration de ce qui constitue les craintes des autorités chinoises.
L'un des signalements (qui a fait surface en juillet 2019) d’un utilisateur du service web d’hébergement et de gestion de logiciels touche en premier à ceux qui font usage de GameHub sous Linux. L’application sert à centraliser dans une bibliothèque tous les jeux en provenance de Steam, GoG, Humble Bundle, Humble Trove ainsi que les jeux installés de manière indépendante en local. Grâce à GameHub, il est possible de voir d’un seul coup d’œil, mais aussi de télécharger, installer, désinstaller et lancer ses jeux, mais aussi les bonus ou les DLC en provenance de GoG.
« Mon compte a été bloqué en raison des sanctions américaines car je vis en Crimée. Je pourrais ne plus être capable de maintenir GameHub dans le futur », rapportait-il dans un ticket ouvert sur la plateforme.
Le cas GameHub s’inscrivait dans la même vague que celui d’Ahmed Saeedi Fard – un développeur iranien présent sur la plateforme depuis 2012. Ce dernier avait reçu un courriel des gestionnaires de la plateforme pour lui notifier un blocage de son compte en raison des sanctions américaines.
Ces différentes plaintes faisaient suite à une annonce de GitHub relative à la possibilité de créer un nombre illimité de référentiels privés (des projets logiciels non visibles par le grand public, mais seulement par une poignée de collaborateurs prédéfinis) sur GitHub et l’offre est gratuite. Cet état de choses avait suscité un grand intérêt dans la communauté des développeurs et poussé certains à migrer de façon totale sur la plateforme, voyant ainsi certains de leurs référentiels privés verrouillés.
« GitHub était une plateforme libre pour tous depuis de nombreuses années, mais elle a décidé de bloquer les comptes iraniens. Je pense qu'être d'un pays donné n'est pas un choix qu'on fait, mais être un développeur et contribuer à la communauté open source l'est. GitHub nous interdit notre liberté de contribuer et de faire partie de l'écosystème open source parce que nous vivons en Iran.
GitHub a bloqué nos dépôts privés sans aucune notification préalable et maintenant nous n'avons pas accès aux codes. Vous ne devriez pas juger les gens en fonction de leur pays d'origine. Vous pouvez restreindre un gouvernement, mais vous ne devriez pas interdire vos utilisateurs actifs et loyaux sans aucun avertissement.
Je pense qu'avoir une simple page GitHub est un droit fondamental pour les utilisateurs. Ne nous mettez pas en dehors de la communauté open source », avait-t-il lancé.
Ces mesures découlaient de la guerre commerciale entre les USA et la Chine. En effet, à mi-parcours du mois de mai 2019, le président Donald Trump a signé un décret qui établit les bases pour empêcher des entreprises de télécommunications chinoises telles que Huawei de vendre du matériel aux États-Unis. La mesure visait à neutraliser la capacité de la Chine à compromettre les réseaux sans fil et les systèmes informatiques américains de la prochaine génération. L’ordonnance interdisait l’achat ou l’utilisation de toute technologie de communication produite par des entités contrôlées par « un adversaire étranger » susceptible de saboter des systèmes de communication américains ou de créer des « effets catastrophiques » sur l’infrastructure américaine.
Y faisant suite, le ministère américain du Commerce avait pris une mesure connexe qui interdisait aux entreprises américaines de vendre des composants et des logiciels à Huawei et à 70 de ses affiliés (désormais inscrits sur la liste américaine d’entités à bannir) sans autorisation. Avec le verrouillage des comptes d’utilisateurs de Crimée et d’Iran, on en découvrait une nouvelle facette.
GitHub est, il ne faut pas l’oublier, une plateforme soumise aux lois américaines. En vertu de celle qui régit les exportations de technologies, la plateforme ne peut être utilisée pour le développement d’armes nucléaires, biologiques ou chimiques ; de missiles longue portée ou de véhicules aériens téléguidés. C’est probablement la raison pour laquelle les référentiels privés d’Ahmed Saeedi Fard avaient été verrouillés. En tout cas, il était convaincu que les USA lui attribuent de telles activités pour justifier leur sanction. Pour ce qui est de GameHub, aucune raison autre que la nationalité n’avait filtré.
L’officialisation de Gitee a un bon côté : elle vient créer de la concurrence dans un secteur des services en ligne dominé par les plateformes US. Elle n’échappe cependant pas à la dualité, la Chine étant connue comme le pays où la fiction Big Brother de 1984 tend à devenir réalité. Avec ses 10 millions de dépôts, les autorités chinoises positionnent déjà Gitee comme deuxième plus grosse plateforme d’hébergement et de gestion de projets logiciels open source. Les murs ne cessent de s’élever de part et d’autre et avec eux le risque que l’on s’achemine de plus en plus vers la fin du rêve d’Internet : communication sans frontières et connaissance pour tous.
Sources : Bradley Kuhn, GitHub, liste gnu
Et vous ?
L’open source doit-il souffrir des politiques des pays ? Est-il possible qu’il en soit autrement ?
Voir aussi :
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Le , par Patrick Ruiz
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