Le titre anglais de l'article « A distro for all seasons » est un clin d’œil à une pièce de théâtre (puis un film) « A Man For All Seasons » qui raconte la trajectoire au combien exemplaire du philosophe humaniste Thomas More, grand résistant contre le pouvoir despotique, et créateur – entre autre – du concept d'Utopie.
Jonni Bidwell parle avec Patrick du Collectif Emmabuntüs, pour comprendre comment cette distribution aide les actions des organisations humanitaires, en France et à travers le monde entier.
Emmabuntüs est une distribution (distro) basée d'abord sur Ubuntu, et maintenant aussi sur Debian, qui a été conçue pour du matériel relativement peu performant et pour des utilisateurs de tout âge.
Ce projet est basé en France, où les machines qui sont données à des organisations solidaires sont alors reconditionnées par des volontaires, puis revendues à un prix attractif pour alimenter les caisses de l'organisation.
Mais ce projet fait partie d'un plus large mouvement, puis qu'il s'allie avec toutes sortes d'organisations solidaires dans le monde entier, et notamment en Afrique. Nous avons passé un peu de temps avec Patrick, le principal développeur du projet, pour qu'il nous en dise un peu plus.
Linux Format: Parlons d'abord de la partie humanitaire des choses, et racontez-moi un peu l'histoire des Communautés Emmaüs, comment ont-elles évolué, où se trouvent-elles, etc ?
Patrick d’Emmabuntüs: Le mouvement Emmaüs est né en 1949 sous l'impulsion d'un prêtre catholique nommé l'Abbé Pierre (bien que le mouvement soit indépendant de toute religion) qui voulait mettre en action la notion de solidarité en aidant « ceux qui souffraient le plus » et en étant aussi « la voix des sans-voix ».
Vous trouverez plus d'informations sur l'historique de ce mouvement en consultant le site d'Emmaüs International. L'association Emmaüs France a été officiellement crée en 1985 pour regrouper et unifier quelque peu peu les différentes branches du mouvement Emmaüs. Aujourd'hui cette association fédère 240 communautés à travers le monde dont 115 sont situées en France pour des raisons historiques. Ces communautés sont des lieux d'accueil, de vie et de travail, cimentées par la solidarité humaine, et qui fonctionne grâce aux efforts de collecte et de recyclage des compagnons.
Ces personnes (qui sont aujourd'hui autour de 4.000 en France) en général sans domicile fixe, sont accueillies de manière inconditionnelle et pour une durée illimitée. L'activité principale de ces communautés est de recevoir les dons de particuliers (meubles, vêtements, décorations, bicyclettes, ordinateurs etc.), de les réparer si nécessaire, et de les revendre au public.
LXF: Dans quelles circonstances vous-êtes vous trouvé impliqué avec eux ?
P d’E: En ce qui me concerne, j'ai commencé à les aider en mai 2010 comme bénévole dans l'activité de reconditionnement des ordinateurs au sein de la communauté de Neuilly-Plaisance. J'ai commencé par écrire une suite de scripts pour gérer l'installation de Windows XP, en faisant bien attention à ne pas violer les licences originales de Windows.
A partir de là, j'ai constaté que la majorité des ordinateurs reçus n'avaient plus de disque dur. Ainsi l'idée a germée de créer un script pour installer des logiciels libres et un Dock sur une distribution Ubuntu, de manière similaire aux scripts développés pour Windows XP. Et puis j'ai présenté ce travail lors de l' Ubuntu-party 10.10 à Paris ; je voulais accélérer la prise de conscience des gens sur la nécessite de :
- Développer et promouvoir une distribution libre bien adaptée au reconditionnement des ordinateurs dans les communautés Emmaüs.
- Aider ces communautés à réaliser ces reconditionnements, puis à revendre ces ordinateurs personnels à des utilisateurs débutants n'ayant aucune idée de ce que pourrait bien être une distribution Linux.
- Réduire le gaspillage généré par la surconsommation de matières premières par la prolongation de la durée de vie du matériel.
Lors de cette Ubuntu-party, j'ai eu la chance de rencontrer Gérard et Hervé. Ils m'ont convaincu de créer une image ISO dédiée à l'installation du système, sans avoir besoin d'une connexion Internet, et ont aussi apporté l'idée de nommer cette nouvelle distribution 'Emmabuntüs', évidemment un mot-valise réunissant Emmaüs et Ubuntu.
Par la suite, David Rochelet et Morgan Duarte ont rejoint le véritable noyau du Collectif Emmabuntüs. Cette équipe publie Emmabuntüs respectivement sur Sourceforge et sur Freetorrent. La première version d'Emmabuntüs, basée sur Ubuntu 10.04, est sortie le 29 Mars 2011.
Pour résumer, le Collectif Emmabuntüs développe et maintient les différentes versions de la Distribution Emmabuntüs, et en parallèle ces membres aident Emmaüs et d'autres associations à reconditionner les vieux ordinateurs qu'on leur donne. La synergie entre ces deux activités est évidente. En France, pour des raisons à la fois historiques et profondément sociologiques, la plupart des clients des Communautés Emmaüs sont profanes en informatique, et leurs vendre des ordinateurs à un prix très attractif, est un bon moyen de réduire la fracture digitale entre les populations pauvres et les riches.
LXF: Donc le matériel est donné par des personnes privées, testé et réparé, chargé avec Emmabuntüs par des bénévoles, et revendu au public. Mais est-ce qu'il y aurait d'autres activités dans lesquelles les bénévoles seraient impliqués ?
P d’E: Nos bénévoles ont un travail régulier pendant la semaine, et puis ils passent leurs week-ends à reconditionner les vieux ordinateurs. Et ils sont âgés de 25 à 75 ans. Au début de l'aventure Emmabuntüs, ils étaient surtout des ingénieurs et techniciens en électronique ou en informatique, mais on voit de plus en plus de « non-geek » qui nous rejoignent. Par exemple des enseignants qui voient en Emmabuntüs un ensemble d'outils intéressants pour éduquer les enfants et promouvoir le concept de « Culture Libre ». De toutes façons, il n'y a aucune sélection d'entrée dans notre groupe : tous les volontaires sont bienvenus !
Il faut aussi mentionner l'association Montpel’libre (voir Montpel'libre : La libellule de la liberté, de l’égalité à la fraternité), un groupe d'utilisateurs du Logiciel Libre, qui nous a aidé pendant trois ans à promouvoir Emmabuntüs et les solutions de Logiciel Libre auprès de la communauté Emmaüs de Montpellier, en animant une fois par mois des sessions de présentations et de prises en main rapides du système Emmabuntüs.
Au delà des activités de reconditionnements et d'aides à la vente, le Collectif Emmabuntüs peut aider par d'autres façons : par exemple nous formons et soutenons des associations comme CaLviX qui effectue l'installation d'Emmabuntüs pour l'association humanitaire Ailleurs Solidaires (voir : Emmabuntüs, le Linux d'un Ailleurs Solidaires) qui aide les enfants défavorisés au Népal. Ou bien nous pouvons reconditionner dans note propre atelier les ordinateurs qui nous sont donnés, et les donner à notre tour pour soutenir des projets commun avec nos Communautés Partenaires. Il y a aussi des séances de formation dans la région parisienne, ou bien en province pendant nos vacances, et même parfois des sessions à distance (par exemple en Afrique pour YovoTogo et JUMP Lab’Orione) en prenant le contrôle d'un ordinateur local (avec Teamviewer) et en tenant la main de personne se formant, jusqu'à ce qu'elle soit pleinement opérationnelle.
Nous collaborons aussi avec des associations spécialisées dans le reconditionnement d’ordinateurs comme THOT Cis (voir Avec THOT, pour une solidarité 2.0), Les PC de l’Espoir, et Trira, qui a été fondé par la communauté d'Emmaüs à Lyon et qui utilise Emmabuntüs dans le cadre de leurs ateliers numériques, pendants lesquels sont conduites des séances de formation sur comment réutiliser les composants des machines obsolètes pour reconstruire un ordinateur dans un bidon de plastique : Jerry Do-It-Together.
La classe d'ordinateurs de l'Académie Internationale d'Akashganga
équipée par Ailleurs-Solidaires
LXF: Installer Linux sur une machine ne prend (en général) pas trop de temps. Mais quand vous avez à le faire des centaines de fois il est intéressant de pouvoir automatiser les choses. Avez-vous réussi à rationaliser le processus d'installation ?
P d’E: En moyenne un bénévole passe 30 minutes par ordinateur, en utilisant une technique de clonage automatique basée sur une clé USB ; on installe le système en cinq minutes, puis les différents éléments de Culture Libre. Ceux-ci comprennent le livres en format ePub qui sont dans le domaine public, de la musique libre, l’encyclopédie pour les enfants Vikidia, puis des langues additionnelles lorsque les ordinateurs sont expédiés à l'étranger (nous avons même personnalisé une version d'Emmabuntüs en Albanais). Cette année seulement, et en dehors de l'activité propre à Emmaüs, le Collectif Emmabuntüs a préparé et donné 130 machines à divers projets pilotés par des associations solidaires comme YovoTogo et JUMP Lab’Orione au Togo (voir La marche des enfants de YovoTogo vers le numérique), RAP2S (‘Réseau Afrique Partage Savoir Solidaire') au Togo et Côte d'Ivoire, Emmaüs Solidaire en Albanie; et nous équipons aussi des écoles maternelles dans la région parisienne.
LXF: Si vous avez une vieille carte mère inutilisée, il est tentant de mettre à jour son BIOS, de trouver sur eBay le processeur le plus rapide qu'elle puisse supporter, et la remplir de RAM. C'est parfait du point de vue d'un bricoleur passionné, mais cela prend du temps et de l'argent, et parfois cela ne fonctionne même pas. Est-ce que vous vous impliquez dans ce genre de manipulation ?
Et est-ce que vous proposez un service après-vente pour les machines que vous vendez ?
P d’E: Non, la mise à jour du BIOS et la recherche de composants ad-hoc prendraient trop de temps et coûteraient trop chers, sans être certain d'obtenir un bon résultat. Ça ne vaut vraiment pas le coup, quand vous revendez un système entre 50 et 70 Euros. De l'autre côté, dans le cadre des ventes Emmaüs, il y a une garantie de 3 mois sur le matériel. Le client peut retourner sa machine et sans aucune justification obtenir un bon d'achat de la même valeur.
Et oui, en effet, nous opérons une sorte de service après-vente, parfois jusqu'à six mois après la vente, par exemple pour installer une nouvelle imprimante. Parfois nous remplaçons gratuitement l'ordinateur s'il y a par exemple des problèmes de pilote en mode plein-écran ; Il arrive que de grandes compagnies commerciales nous donnent leurs ordinateurs quand ils sont financièrement amortis, alors qu'ils sont encore en très bon état. Ils sont très faciles à reconditionner et nous les redonnons à d'autres associations solidaires comme les projets YovoTogo et JUMP Lab’Orione au Togo.
LXF: On sait que Linux peut tourner pratiquement sur n'importe quelle machine, mais si vous voulez embarquer un environnement de bureau, et surfer sur des sites web modernes, il vous faut un minimum de ressources matérielle. Quelles sont vos configurations recommandées pour Emmabuntüs ?
Que peut-on faire avec une machine plus faible ?
P d’E: Nous recommandons la configuration minimum suivante : Processeur 2.0 GHz, espace disque dur 40 Go et mémoire RAM de 1024 Mo. Si le système est plutôt faible, on peut lancer l’environnement LXDE au lieu de Xfce. Par contre nous éliminons les ordinateurs trop vieux ou trop limités.
Un test consiste à lancer en parallèle le navigateur Chromium, le lecteur de musique Clementine, le gestionnaire de fichiers Thunar, l'éditeur de texte Geany, et l’utilitaire système Htop. L'utilisation mémoire est alors de 364 Mo ce qui laisse encore 156 Mo d'espace libre sur un ordinateur n'ayant que 512 Mo de RAM installée.
LXF: Les distributions majeures commencent à parler d'abandonner le support des architectures 32-bit. Ubuntu a déclaré que nous ne verrions pas d'image Live-CD 32-bit pour 16.10. Comment cela vous affecte-t-il ?
P d’E: Oui nous sommes préoccupés par la question 32/64-bit. En fait, nous avons commencés à développer Emmabuntüs Debian Édition précisément à cause de la position d'Ubuntu sur ce sujet. Nous espérons que Debian continuera à supporter longtemps l'architecture 32-bit. Pour construire l'image Debian nous employons l'utilitaire LiveBuild et le même code source pour les deux systèmes 32 et 64-bit. Et pour encore améliorer la coopération entre nous et nos différents partenaires nous utilisons la solution GIT du Framagit collaboratif.
LXF: Il y a quelques options logicielles différentes pour un environnement de bureau léger – pouvez-vous expliciter un peu les choix faits par Emmabuntüs ? Comment gardez-vous l'équilibre entre la volonté de laisser des choix à l'utilisateur et le déconcerter par trop d'alternatives ?
P d’E: Le cœur de notre distribution est le Cairo Dock (qui a été utilisé en fait, mais sous un autre nom, lorsque je travaillais au reconditionnement des premières machines sous XP). Ce Dock nous donne une certaine indépendance par rapport au bureau standard de la distribution sous-jacente (que ce soit Xubuntu ou Debian). De plus le Dock a trois profils différents (Expert, Débutant, Enfant) qui vous donnent accès à différents jeux d'applications et d'activités. Les enfants aiment beaucoup Cairo Dock, et c'est quand même bien qu'ils puissent avoir accès facilement à Wikipédia (ou un de ses sous-ensembles) sans avoir une liaison Internet à disposition. Les didacticiels embarqués dans cette distribution sont aussi assez amusants à utiliser (par exemple la synthèse vocale).
En même temps, nous avons gardé le menu Xfce dans son coin, pour les gens qui ne veulent pas utiliser le Dock, et plus tard nous avons aussi ajouté l'option LXDE pour réduire encore l'empreinte mémoire du système.
LXF: Cherchez-vous de l'aide ? Comment d'autres bénévoles pourraient s'impliquer ?
P d’E: Oui bien sûr tous ceux qui veulent aider sont les bienvenus. Nous avons besoin de plus de personnes dans les ateliers de reconditionnement, plus de personnes dans les centres de formation, plus de personnes pour écrire la documentation utilisateur, et des articles.Comme mentionné au-dessus, nous avons expédié une version albanaise d'Emmabuntüs, mais à part la version française nous supportons aussi d'autres langues (allemand, anglais, arabe, espagnol, italien, portugais) dans nos versions régulièrement publiées d'Emmabuntüs. Cela implique beaucoup d'efforts de traduction dans le code lui-même, mais aussi dans la documentation utilisateur en-ligne le wiki, le forum, etc. Et puisque nous en sommes là, arpinux, un de nos bénévoles vient juste de terminer un excellent « Les Cahiers Du Débutant » de 280 pages que nous devons maintenant traduire rapidement en plusieurs langues. Y aurait-il des volontaires parmi vous ?
LXF: Pouvons parler des autres communautés qui sont vos partenaires ?
P d’E: Comme signalé plus haut, Ailleurs-Solidaires a installé des ordinateurs sous Emmabuntüs à deux endroits : l'un est l'Académie Internationale Akashganga (établissement de Katmandou scolarisant 250 enfants), l'autre est l'Association des Services aux Handicapés (centre pour 55 enfants handicapés – aveugles, sourds, muets, ou avec un handicap physique – tous étant extrêmement défavorisés).
Nous avons aussi parlé du projet Jerry DIT. Jerry est un projet matériel « open source » dont tous les composants proviennent du recyclage, et qui est très bon marché. Il donne une deuxième vie a des composants électroniques qui, sinon, finiraient directement à la poubelle.
Il y a quatre ans, ce projet a choisi Emmabuntüs comme sa distribution favorite pour sa version ordinateur de bureau, et pour le travail de JerryClan en Côte d'Ivoire. Grâce a ce projet, les équipes de JerryClan de Côte d’Ivoire et de FabLab AyiyiKoh (voir Les femmes et le jerry) ont été capable de mettre sur pied un service d'aides médicales à base de SMS pour lequel ils ont reçu cinq prix lors du 'Digital innovation challenge in Africa'.
Ces services sont basés sur une application mobile qui utilise des SMS pour surveiller les patients atteint de tuberculose ou pour suivre de manière précise la grossesse des femmes enceintes (voir JerryTub, m-Pregancy, OpenDjeliba, GBATA, Môh Ni Bah, Gbamé, JerryCyber). Et vous pouvez regarder la vidéo du .
Dans les années qui viennent nous allons supporter d'importants projets au Cameroun avec David qui est un des membres fondateurs de notre collectif et qui s'est récemment installé à Douala pour démarrer son 'hackerspace', le DouaLab. Un projet qui va démarrer en 2017 consiste à équiper un orphelinat en partenariat avec l'association SAVAS (qui s'occupe des victimes d'abus sexuels). Et pour rester sur le continent africain nous avons aussi des projets au Togo avec YovoTogo et JUMP Lab’Orione, qui s'occupent des enfants handicapés.
Ces deux associations prennent en charge le transport, l'installation et la maintenance des ordinateurs, ainsi que la construction des salles de classe. En octobre 2016 il y aura au nord Togo, dans la région des Savanes, sept salles de formation avec un total de 140 ordinateurs sous Emmabuntüs. L'histoire complète de cette action peut être lue sur ce billet La marche des enfants de YovoTogo vers le numérique. Finalement, nous avons aussi un projet au Bénin avec BloLab pour reconditionner de vieux ordinateurs, les donner à des écoles situées dans des zones défavorisées et enseigner aux écoliers commencent utiliser le Logiciel Libre.
LXF: D'après vous, quelle sont les meilleurs aspects de faire partie de la Communauté Emmabuntüs ?
P d’E: Le Collectif d'Emmabuntüs pense que l'informatique devrait être accessible à tout un chacun, quelque soit son niveau de revenu. Nous croyons que donner une seconde vie à de vieux ordinateurs réduit le gaspillage électronique dans le monde. Mais pour faciliter ce choix, le coût est un critère important, et c'est pourquoi nous proposons des ordinateurs à un prix très attractif.
De plus nous recyclons des déchets dont la valeur est inférieure à un Euro, et que plus personne ne veut réutiliser ou ne sait comment s'en débarrasser correctement. Nous les transformons en objets utiles à l'éducation, au savoir et à l'information, qui coûtent entre 50 et 70 Euros. Brillante idée, n'est-de-pas ? En bref, Emmabuntüs n'est pas une distribution pour le monde des pauvres, mais une distribution pour tout le monde.
Interview réalisée avec David, Patrick et Yves pour le Collectif Emmabuntüs
Version PDF de l'interview en anglais.